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L'invention des jardins ouvriers à la fin du XIXe siècle


Le jardin contre le cabaret

C'est en 1896 que l'abbé Lemire, ordonné prêtre en 1878 puis élu député du Nord aux législatives de 1893, fonde la Ligue du Coin de Terre et du Foyer. Créée en Belgique et suivie de près en France par celle annoncée à Lyon, organisée à Paris et autorisée par un arrêté ministériel du 25 juin 1897, la Ligue du Coin de Terre et du Foyer est l'une des rares associations de cette époque encore en activité actuellement. Son œuvre, dont l'un de ses promoteurs dit « qu'elle fait la charité d'une manière économique et moralisatrice » est une nouvelle tentative de la bourgeoisie « bien pensante » du XIXe siècle, à susciter, chez les ouvriers réputés « sans morale », une idéologie familiale, le « terrianisme », sensée les ramener dans le droit chemin.

Le spectre de l'alcoolisme est au centre des débats et le discours dominant peut se résumer ainsi : le quartier populaire, porteur de tous les fléaux, défiant les règles les plus élémentaires de l'hygiène, voue les femmes à enfanter des êtres condamnés dès leur naissance, et pousse les hommes à boire afin d'oublier la vie maussade qui les attend derrière la porte de leur taudis ! Dans un ouvrage consacré aux Connaissances spéciales pour cultiver et faire fructifier un coin de terre, paru en 1907, les auteurs (A.L. Gravier et H. Latière, deux professeurs bien connus du monde agricole de l’époque) qui déclarent « n'avoir d'autre prétention que d'être utiles à la classe laborieuse » expliquent comment un coin de terre à cultiver peut être le remède contre l'alcoolisme : « Dans le travail de la terre, loin du cabaret, dans la possession de la famille et de la propriété, l'âme se dégagera et fera un salutaire retour vers les principes séculaires d'Epargne, de Famille et de Patrie qui ont fait de la France la maîtresse du monde par la force, le génie et la richesse ».

Les premiers jardins ouvriers de la banlieue parisienne

Reconnaissant le caractère charitable, malgré tout, de cette initiative, des particuliers, des organismes divers et des collectivités locales apportent leur concours à l’œuvre de l’abbé Lemire. Leur succès est rapide car, à côté de l'obsession anti-alcoolique de la bourgeoisie urbaine triomphante de ce début de siècle, les ouvriers fraîchement arrachés à leur milieu rural transportent avec eux le rêve du lopin de terre et du légume cultivé. Le regret d'un monde rural perdu et les liens renoués avec les rythmes saisonniers d'une nature bienfaitrice suscitent des vocations de jardiniers passionnés.

Lors du Congrès International des Jardins ouvriers, qui se tient à Paris les 24 et 25 octobre 1903, la Ligue du Coin de Terre et du Foyer, propose un projet d'acquisition de certains terrains désaffectés de la zone militaire de Paris. Les terrains de « la zone » appartenant aux communes limitrophes, les tracasseries administratives qui accompagnent ce projet le retardent mais, en revanche, les fossés des forts des alentours de la capitale, comme à Saint-Denis, Saint-Ouen, Aubervilliers, Pantin, Ivry-sur-Seine ou le Kremlin-Bicêtre, appartenant au génie militaire, se couvrent de petits jardins.

Le fort dit « d’Aubervilliers » est édifié sur le territoire de Pantin entre 1845 et 1847. Il occupe une superficie totale de 33,5 hectares et est annexé à la commune d’Aubervilliers. Ses glacis herbeux en ont fait une terre de prédilection pour pratiquer le jardinage. Dès 1905, les glacis du fort sont occupés par des jardins ouvriers. Les parcelles ont une surface de 150 m2 et sont établis soit dans les fossés, soit sur les glacis extérieurs de la fortification.

En 1907, la Ligue est implantée dans 63 départements, présentant des groupes de jardins très variés dans leur présentation et dans leur gestion. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le nombre de jardins évolue lentement. Durant l’entre deux-guerres, l’accroissement de leur présence est impressionnant et, en 1923, on dénombre 52 000 jardins. En couronne parisienne, les groupes de jardins ne cessent de se multiplier, se hâtant d’occuper la moindre parcelle libre. Certains sont enserrés entre usines et immeubles d’habitation. D'autres semblent perdus en pleine campagne comme à Pantin où le groupe de la rue des Quatre-Chemins s’installe entre le cimetière et le fort. 

Des légumes pour les pauvres

Les jardins s’implantent dans les communes ouvrières les plus industrialisées et les plus pauvres, majoritairement dans le nord de Paris, à Saint-Denis, Saint-Ouen, Pantin et Aubervilliers. En 1912, le groupe de Saint-Denis se compose essentiellement d’ouvriers travaillant dans les usines de la ville, mais aussi d’électriciens, probablement du fait de la proximité des centrales électriques de Saint-Denis I et II. Après la Première guerre mondiale, l’œuvre des jardins ouvriers s’ouvre à des catégories socio-professionnelles plus diversifiées comme des employés, du commerce ou de l’industrie, et à de petits fonctionnaires. S’il existe aussi des groupes et associations de jardins ouvriers en banlieue sud, il y a, en 1925, 945 jardins à Pantin et, en 1932, 900 au fort de l’Est pour 642 au fort d’Ivry.

Le même règlement régit toutes les associations de jardins ouvriers, à savoir que le jardinier doit cultiver lui-même et avec soin sa parcelle, entretenir les parties communes et ne pas vendre ses produits. À deux demandes retenues, la préférence est donnée à la famille ayant le plus d’enfants. Le jardinier doit planter majoritairement de la pomme de terre et, dans certaines communes, les premiers plants sont offerts gracieusement par la Ville ou par des bienfaiteurs. Le génie militaire tolère la construction de cabanes fermant à clefs bien que les jardins soient situés sur une zone militaire où il est interdit de construire. Des précautions sont prises quant aux troubles que pourraient provoquer certaines familles et des rondes de surveillance sont organisées tandis que les concessionnaires d’un même îlot sont chargés du bon entretien général des jardins.

Palliant les difficultés d’approvisionnement en fruits et légumes et la misère des familles ouvrières, ils fleurissent dans les grandes régions industrielles, tout particulièrement dans le nord de la France. À la fin de la Seconde Guerre, 250 000 jardins sont recensés par la Ligue Française du Coin de Terre et du Foyer : c’est l’apogée des jardins ouvriers.


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