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Usages des lieux de mémoire et limites du "tourisme de mémoire"


La visite des lieux de mémoire est une expérience particulière "une alchimie entre les dispositifs de communication, le rapport à l’histoire, les enjeux liés à la mémoire, la marque d’une pratique sociale1." Dans un premier temps (l’immédiat après-guerre), ces lieux furent d’abord des lieux de pèlerinage pour les familles de victimes (en Seine-Saint-Denis, c’est le cas de la Cité de la Muette à Drancy). Ainsi, la majorité de ces sites sont, aujourd’hui encore, des lieux où l’on se déplace pour revenir sur la trace d’un membre disparu de sa famille. Mais le besoin de commémorer les morts est aussi un besoin collectif. Le rendez-vous sur place, à dates fixes, selon un rituel immuable, permet aux associations d’anciens déportés, à leurs héritiers ou à des groupes culturels, religieux et politiques constitués, de se réunir sur le lieu de l’événement, pour se sentir unis dans un passé commun.

Cette fonction commémorative fonde les lieux de mémoire et justifie le recours à cette notion. Il faudra dans l’étude être évidemment particulièrement attentif à ce mode d’appropriation, à son intégration dans la matérialité des lieux et à ses circuits, à son histoire, à ses porteurs, à sa force enfin aujourd’hui. Sur un plan plus individuel, on peut aussi venir sur ces lieux pour méditer sur notre propre mort. Ces lieux de mémoire, parfois d’une grande banalité, parfois d’une grande beauté, pallient aussi au manque de liens, de repères, de sacré, de notre société contemporaine globalisée et mondialisée. Interrogés sur les motifs de leurs visites dans les lieux de mémoire, les visiteurs évoquent également souvent la nécessité de tirer des leçons du passé.

C’est ainsi que jusqu’à la fin des années 1970, le parcours muséographique qui accompagnait la visite de ce type de lieu finissait souvent par une injonction à se souvenir, et la visite se concluait par un "plus jamais ça". Face au caractère inopérant de ce type de message ("ça" c’est reproduit depuis), on peut se demander si la mise en scène de l’histoire, à travers les lieux de mémoire, constitue un outil réellement efficace à une éducation "citoyenne", notamment du jeune public. Si les porteurs de ce type de projets et les chercheurs s’accordent aujourd’hui (peut-être moins les politiques) pour affirmer que la mémoire relève de processus psychiques et de conditions sociales qui ne peuvent obéir totalement à des impératifs moraux, la dimension pédagogique est unanimement avancée comme essentielle.

On viendrait donc également là pour comprendre l’histoire – le point de vue des responsables de mémoriaux, le lieu et son discours offrant plus que le manuel d’histoire, la page Wikipédia ou un ouvrage savant sur le sujet. En effet, l’authenticité des lieux et la qualité des traces laissées participent d’un travail de remémoration faisant appel à d’autres modes de compréhension jugés plus sensibles qu’une simple opération cognitive, ce que Serge Tisseron (psychiatre) appelle "la symbolisation psycho-sensori-motrice". Au minimum ainsi, les lieux sont un amplificateur du message historique. En cela, ils sont "pédagogiques". Les exemples sont nombreux d’enseignants tentant de sensibiliser leurs élèves à l’histoire d’un événement en la redimensionnant à l’échelle d’un lieu connu et particulièrement significatif.

C’est pourquoi aujourd’hui, en France et majoritairement en Europe, le but affiché de la plupart de ces lieux est de permettre au public de comprendre le plus objectivement possible l’histoire à travers celle du site. L’effort est donc mis sur la qualité du propos historique – généralement encadré par un conseil scientifique –, pédagogique et sur la mise en œuvre des outils de médiation (expositions, ateliers, audioguides, livrets de visite, applications multimédia, etc.). Dès lors, envisager une mise en réseau des lieux de mémoire de l’internement et de la déportation en Seine-Saint-Denis, c’est inévitablement s’interroger sur la complémentarité du propos qui sera transmis sur chacun de ces sites, qui fera la richesse du propos global, et sur les médiations tissées.

Enfin, il faut se demander si se déplacer sur les lieux touchés par un désastre humain pourrait aussi relever d’une curiosité morbide et malsaine. Il est indéniable qu’à l’échelle mondiale se développe désormais un tanathotourisme (du grec tanathos – la mort –, que les anglo-saxons ont nommé tanatourism, ou darktourism) sur des sites liés aux souffrances et à la mort (Auschwitz-Birkenau et Hiroshima par exemple), spécifiques de l’extrême violence du XXe siècle. Mais en ce début de XXIe siècle se développe également un tourisme lié aux grandes catastrophes industrielles de notre temps (Tchernobyl par exemple), ou au terrorisme (Ground Zero à New-York). Peut-être pouvons-nous très probablement parier sur un tourisme prochain lié aux grandes catastrophes naturelles qui s’annoncent ou ont déjà eu lieu.

Pour autant, le tourisme de mémoire n’est pas un phénomène nouveau. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, l’afflux de pèlerins à Verdun impliquait déjà l’édition de guides et de cartes postales, et entraînait avec elle un développement de l’offre hôtelière de la région. De même, après la Seconde Guerre mondiale, Oradour-sur-Glane et le camp de Natzweiler-Struthof faisaient partie d’une série de visites culturelles que beaucoup se devait d’effectuer, au même titre que le Mont-Saint-Michel et les châteaux de la Loire. On revenait de la visite avec le même dépliant touristique, au même format, qu’il s’agisse d’une visite d’abbaye, de château, d’un ancien camp de concentration ou des ruines d’un village entier brûlé par les nazis.

Cette notion de tourisme de mémoire, désormais institutionnalisée, ne va pourtant pas de soi, puisqu’elle porte en elle une contradiction entre l’idée de tourisme (associé aux loisirs) et celle de mémoire associée au recueillement, au souvenir et au devoir d’histoire. Or, le tourisme de mémoire relève aujourd’hui d’abord de l’industrie du tourisme de masse. La question posée par cette étude est donc aussi d’ordre éthique et moral : quel équilibre trouver entre l’exploitation d’un site touristique et le respect dû à un lieu sensible ?

Dans certaines régions, le tourisme de mémoire constitue un complément de l'offre touristique traditionnelle ; dans d’autres (Normandie, Lorraine, par exemple), il devient structurant pour le territoire, avec des chiffres de fréquentation importants. En France, on compte chaque année 400 000 visiteurs au Mémorial de Caen, 300 000 à Oradour-sur Glane et le camp de Natzweiler-Struthof, 180 000 au Mémorial de la Shoah à Paris.

Mais le phénomène est mondial : 1,4 million de visiteurs annuels pour le site d’Auschwitz-Birkenau et 1,7 pour le United State mémorial Holocauste (Washington). Les chiffres de fréquentation des lieux de mémoire ne cessent d’augmenter, tandis que l’événement historique dont il témoigne s’éloigne. L’offre culturelle proposée dans ces lieux de mémoire évolue aussi en fonction de la distance prise avec l’événement, elle aussi évolutive.

1. Dominique TROUCHE. "Les mises en scène de l’histoire. Approche communicationnelle des sites historiques des guerres mondiales", Nouvelles études anthropologiques, Paris, L’Harmattan, 2010.


Extrait de l'étude "valorisation et mise en réseau des lieux de mémoire de l'internement et de la déportation en Seine-Seine-Denis", réalisée par Topographie de  la mémoire (Anne Bourgon, Hermine de Saint-Albin et Thomas Fontaine).

Auteur : Anne Bourgon

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